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vendredi 23 mai 2008

Malesherbes fait des « Remontrances » aux rois N°211 - 1ere année

Philippe Seguin, Président de la Cour des comptes menaçait, hier encore, de ne pas certifier les comptes de l’Etat après avoir donné quelques « coups de gueule » qui siéent à son caractère. Avant 1789, certains grands corps du royaume (Parlements, Cour des Aides) jouissaient du droit de remontrance au Roi.
Le mot de « remontrance » doit être ici compris dans le sens de « montrer à nouveau » sans connotation négative, péjorative. Le droit de remontrance connut une grande portée à la fin du règne de Louis XV lors des querelles entre les Parlements et le gouvernement royal portées à leur paroxysme à la fin des années 1760 (Parlement de Bretagne contre le duc d’Aiguillon). En décembre 1770 Louis XV et le chancelier de Maupeou décidèrent de remplacer les parlementaires (magistrats titulaires d’un office) par des « fonctionnaires » ou juges nommés. Cette soudaine disparition de corps intermédiaires fit craindre le despotisme royal que dénonça avec force Chrétien-Guillaume de Malesherbes, président de la Cour des Aides dans sa Remontrance de janvier 1771 :
« Sire,
la terreur qu’on veut inspirer à tous les ordres de l’Etat, n’a point ébranlé votre Cour des Aides ; mais son respect pour Votre Majesté lui aurait fait désirer de n’avoir jamais à discuter ces premiers principes, qui sont le fondement de l’autorité des Souverains et de l’obéissance des Peuples [….]
On vous a présenté, Sire, le fantôme d’une révolte générale de la Magistrature, on a fait valoir la nécessité de soutenir votre autorité souveraine, on a calomnié votre Parlement de Paris : et on vous a déterminé à une vengeance éclatante, le moyen qu’on vous propose pour punir les Ministres des Lois, est de détruire les Lois elles-mêmes ; et pour marquer votre mécontentement au Parlement de Paris, on veut enlever à la Nation les droits les plus essentiels d’un Peuple libre.
Voilà ce qui résulte de l’Edit de décembre 1770.»
Et Malesherbes poursuit :
« Les Cours sont aujourd’hui les seuls protecteurs des faibles et des malheureux ; il n’existe plus depuis longtemps d’Etats Généraux, et dans la plus grande partie du Royaume point d’Etats Provinciaux : tous les Corps, excepté les Cours, sont réduits à une obéissance muette et passive. Aucun Particulier dans les Provinces n’oserait s’exposer à la vengeance d’un commandant, d’un Commissaire du Conseil, et encore moins à celle d’un Ministre de Votre Majesté.
Les Cours sont donc les seuls à qui il soit encore permis d’élever la voix en faveur du Peuple[…] »
Et de finir :
« Or, par qui les intérêts de la Nation seront-ils défendus contre les entreprises de vos Ministres ? Par qui les droits vous seront-ils représentés, quand les Cours n’existeront plus et seront remplacées par des Tribunaux avilis dès l’instant de leur création ?
[…]
On en est venu, Sire, jusqu’à étouffer la voix de ceux que leur dignité, leur office, leur serment obligent à maintenir les Lois du Royaume et les fonctions essentielles du Parlement dont ils sont Membres…..Interrogez donc, Sire, la Nation elle-même, puisqu’il n’y a plus qu’elle qui puisse être écoutée de Votre Majesté. Le témoignage incorruptible de ses représentants vous fera connaître, au moins s’il est vrai, comme vos Ministres ne cessent de le publier, que la Magistrature seule prend intérêt à la violation des Lois, ou si la cause que nous défendons aujourd’hui est celle de tout ce peuple par qui vous régnez, et pour qui vous régnez»

La deuxième Remontrance date de mai 1775 : Malesherbes revenu de son exil de 1771 a retrouvé la présidence de la Cour des Aides rétablie tout comme les Parlements par Louis XVI à l’automne 1774.
Le Royaume espère énormément du jeune Roi: il a 20 ans! L’idée de réforme est partout. Cette remontrance porte sur les impôts. Mais le long texte, des dizaines de pages, embrasse bien plus que son intitulé. L’auteur s’attaque au système politique et administratif tout entier. Il dénonce, notamment, les abus de la Ferme générale
(« les Suppôts ») : « Jamais, écrit Elisabeth Badinter, jusqu’à ces Remontrances n’avait-on démonté avec tant de finesse le mécanisme administratif et le système d’oppression qui le définissait. Jamais non plus n’avait-on décrit si clairement la pyramide des pouvoirs propres au centralisme français. »¹

« Sire,
….c’est la cause du Peuple que nous devons à présent plaider au Tribunal de Votre Majesté. Nous devons vous présenter un tableau fidèle dans votre Royaume, et qui font l’objet de la Juridiction qui nous est confiée ; nous devons faire connaître à Votre Majesté, au commencement de son règne, la vraie situation de ce Peuple, dont le spectacle d’une Cour brillante ne lui rappelle point le souvenir.
[…]
On loue, Sire, et on implore en même temps votre bienfaisance ; mais nous, défenseurs du Peuple, c’est votre justice que nous devons invoquer ; et nous savons que presque tous les sentiments dont l’âme d’un Roi est susceptible, l’amour de la gloire, celui des plaisirs, de rendre heureux ceux qui approchent de lui, sont des obstacles perpétuels à la justice rigoureuse qu’il doit à ses Peuples, parce que ce n’est qu’aux dépens du Peuple qu’un Roi est vainqueur de ses ennemis, magnifique dans sa Cour, et bienfaisant envers ceux qui l’environnent.
Et la France, et peut-être l’Europe entière, est accablée sous le poids des impôts, si la rivalité des Puissances les a entraînées à l’envie dans des dépenses énormes qui ont rendu ces impôts nécessaires ; et si ces dépenses sont encore doublées par une dette nationale immense, contractée sous d’autres règnes, il faut que Votre Majesté se souvienne que vos ancêtres ont été couverts de gloire, mais que cette gloire est encore payée par les générations présentes ; qu’ils captivèrent les cœurs par leur libéralité, qu’ils étonnèrent l’Europe par leur magnificence, mais que cette magnificence et cette libéralité ont fait créer les impôts et le dettes qui existent encore aujourd’hui […]
Malesherbes évoque le danger de despotisme : « On parle souvent d’un genre de gouvernement qu’on nomme le despotisme oriental : c’est celui dans lequel non seulement le Souverain jouit d’une autorité absolue et illimitée, mais chacun des exécuteurs de ses ordres use aussi d’un pouvoir sans bornes. Il en résulte une tyrannie intolérable : car il est une différence infinie entre la puissance exercée par un Maître dont le véritable intérêt est celui de son Peuple, et celle d’un Sujet qui, enorgueilli de ce pouvoir auquel il n’était pas destiné, se plaît à aggraver le poids sur ses égaux : genre de despotisme qui, étant transmis graduellement à des Ministres de différents ordres, se fait sentir jusqu’au dernier Citoyen [….]
Le recours au Roi contre ses Ministres a été regardé comme un attentat à son autorité. Les doléances des Etats, les Remontrances des Magistrats ont été transformées en démarches dangereuses, dont le Gouvernement devait se garantir [….] et c’est sous ce prétexte qu’on a introduit en France un gouvernement bien plus funeste que le despotisme et digne de la barbarie orientale : c’est l’administration clandestine par laquelle, sous les yeux d’un Souverain juste, et au milieu d’une Nation éclairée, l’injustice peut se montrer[….]
Nous annonçons comme la première démarche de ce despotisme, celle d’anéantir tous els représentants de la Nation [….] Les assemblées générales de la Nation n’ont point été convoquées depuis cent soixante ans (1614), et longtemps auparavant elles étaient devenues très rares, nous oserons même dire presque inutiles, parce qu’on faisait sans elles ce qui rendait leur présence le plus nécessaire, l’établissement des impôts »
Et de tonner : « Voilà, Sire, par quels moyens on a travaillé à étouffer en France tout esprit municipal, à éteindre, si on le pouvait, jusqu’aux sentiments de Citoyen : on a, pour ainsi dire, interdit la Nation entière, et on lui a donné des tuteurs. »
Et de conclure ce chapitre : « Daignez songer enfin, Sire, que le jour que vous aurez accordé cette précieuse liberté à vos sujets, on pourra dire qu’il a été conclu un traité entre le Roi et la Nation, contre les Ministres et les Magistrats ; contre les Ministres s’il en est d’assez pervers pour vouloir vous cacher la vérité ; contre les Magistrats, s’il en est jamais d’assez ambitieux pour prétendre avoir le privilège exclusif de vous le dire. »

Les extraits de ces Remontrances devraient nous encourager à réfléchir à la situation nationale actuelle. Les écrits de Malesherbes nous atteignent sur bien des points.

©Jean Vinatier 2008

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PS :

La suppression des Parlements en 1771 souleva la joie de Voltaire qui se souvenait de leur aveuglement général dans les affaires Calas et du chevalier de La Barre.
Les lecteurs seront, peut-être surpris de noter que des juges nommés risquent la partialité : a priori ils sont au service de l’Etat donc de tout le monde.
Mais le XVIIIe siècle est plongé dans des réflexions profondes et variées autour de la monarchie absolue (parfaite) telle que Louis XIV l’a définie. Malesherbes est sincère dans son propos : il pense parfaitement que les corps intermédiaires composés de magistrats titulaires de leurs offices ont une indépendance à l’égard du pouvoir ; ils forment donc un corps qui protège de la tyrannie le Peuple. Son appel aux Etats Généraux procède du même raisonnement : en revenir aux sources de la monarchie et renouer un contrat entre le Roi et la Nation.
Louis XVI est le monarque qui a le plus hésité et a été le plus partagé par les réformes profondes. Son choix de généraliser les assemblées provinciales à tout le royaume en 1788 est intervenu trop tardivement pour contrebalancer les vigueurs, à venir, des débats des députés aux Etats Généraux. Son règne est sans doute une chance manquée.
Ajoutons, enfin, comme le fait fort justement Elisabeth Badinter, les corps intermédiaires en 1771 eussent pu se déclarer incompétents et exiger les Etats Généraux seuls légitimes à traiter des réformes fiscales.

Sources :
1-Elisabeth Badinter, Les « Remontrances » de Malesherbes, coll. Texto-Le goût de l’histoire, Paris, Taillandier, 2008, p.103 (Editions précédentes : 1978 & 1985)

Remontrances de la cour des aides de Paris, délibérées dans le mois de janvier 1771, touchant l'édit de règlement du mois de décembre 1770, (S. l.,), 1771 (Voir BnF & Arsenal)
En complément : AN : en AP les fonds Rosanbo, Lamoignon, Leusse et Tocqueville.

Notes :

A-Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes (1721-1794) succède à son père, Guillaume de Lamoignon de Blancmesnil ,Chancelier de France (1683-1772) à la présidence de la Cour des Aides (1750-1771&1774-1775) et à la direction de la Libraire (censure) jusqu’à sa démission en 1763. Entre-temps, il aura réussi à sauver l’Encyclopédie, La théorie de l’impôt de Mirabeau et l’Emile de Rousseau. Jamais, on ne vit un censeur si pressé de faire éditer ! Le pouvoir royal lui trouvera un remplaçant plus sur…le lieutenant de police.
Ami de Turgot, qui le fit entrer au gouvernement en 1775 comme secrétaire d’Etat à la Maison du Roi. Il travailla à l’Edit de Tolérance en faveur des protestants que son cousin, Lamoignon de Basville (1735-1819) Garde des Sceaux en 1787-1788 fit signer à Louis XVI.
En décembre 1792 il demanda à défendre Louis XVI. Arrêté en décembre 1793, il sera guillotiné le 21 avril 1794 en même temps que sa fille, certain de ses petits-enfants et de son gendre, le frère de François-René de Chateaubriand. Tocqueville se maria avec l’une de ses petites-filles.

B- D’où vient cette Cour des Aides ? Elle avait été établie pour statuer sur le contentieux en matière d’impôts. Pourquoi « Aide » ?Tout simplement parce que l’impôt a été longtemps considéré comme une aide temporaire apportée au Roi par ses sujets et renouvelée avec le consentement des Etats Généraux. En 1390, la Cour des Aides reçoit une double mission qu’elle gardera jusqu’à sa suppression en 1791 : garder le Roi contre les fraudes, protéger le peuple contre les excès de la perception.
Quelles étaient ses compétences ? Elle enregistrait les édits relatifs aux finances extraordinaires (taille, gabelle…) ; elle était juridiction d’appel pour tous les procès jugés en première instance par les administrateurs des finances extraordinaires et statuait sur les délits commis par les officiers. Son rôle, on le voit, n’était nullement négligeable puisqu’elle devait trancher les litiges qui opposaient les imposables les plus défavorisés, le peuple, et les agents de l’administration royale.
La Cour des Aides prendra, au cours de sa longue histoire, des décisions politiques via les remontrances. Les plus célèbres furent celles écrites par Malesherbes en 1771 et en 1775 qui « fut de ces hommes qui préférèrent l’opposition, aussi risquée soit-elle, aux responsabilités gouvernementales fussent-elles les plus brillantes. » écrit Elisabeth Badinter dans son ouvrage précité (p.18)
En 1673, Louis XIV, supprima le droit de remontrance que le Régent rétablit en 1715.


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