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lundi 12 novembre 2007

L’Université : une chaîne vive ? N°73 - 1ere année

Alphonse Dupront (1905-1990), historien majeur du siècle précédent, auteur du Mythe de croisade, a été occupé par trois grandes passions : « l’histoire, l’Europe et l’Université ».
Le texte ci-dessous est un extrait de son allocution prononcée en Sorbonne en février 1976 lors de la remise des diplômes de Docteurs honoris causa. Son titre ? Du « sens de l’université.
A la veille de nouvelles manifestations dont celles d’étudiants, la lecture de ce texte ne devrait pas manquer de nous faire réfléchir. Sa portée est large, riche et dans le même temps évidente.
« Alain qui fut mon maître, aiguisait, lui, sa pensée dans le commerce assidu des grands classiques ; en quelques bourrades à sa manière, il en a éclairé la vertu. Voici l’une, d’une robustesse de fils de la terre normande : « revenir aux œuvres éprouvées, qui délivrent de choisir et nous laissent penser ». Et cette autre, pourchassant la dérive de pensée : « On ne saura jamais assez qu’il est plus important de fixer l’esprit que de l’instruire. » Ce qui nous fixe nous rend libres. Le redire après Alain, c’est encourir l’anathème de toute une intelligentsia possédée de la fièvre du neuf, ce miroir aux alouettes de l’imaginaire ; c’est surtout illustrer la grandeur de nos devoirs vis-à-vis du corps social. Transmettre l’acquis patrimonial fonde une société sur elle-même. Ephémères, les peuples sans racines. Notre œuvre est celle des sources, et des retours rechargeant quand survient l’épreuve.
Il est beaucoup parlé aujourd’hui, dans l’anarchie créatrice d’une possible unité planétaire, de l’identité des cultures. Nous avons élection majeure pour ce service de l’identité : autant dire gardiens de conscience et d’âme. Mais nous y manquerions gravement, si ce que contient le patrimoine d’enseignements, d’expériences, de messages à ambition d’éternel, nous ne le transmettions pas à nos contemporains, aux jeunes d’abord, dans les langages qu’ils soient capables d’entendre, et portés par une ferveur de faire partager ce que nous avons découvert au trésor des âges, enrichi d’un long commerce personnel, dans une discipline exigeante de l’authentique. La transmission est alors création unique, et nôtre, en même temps que manifestation d’un ordre des valeurs du probe, de la révérence de l’objet, du service de l’autre. A mesure que nous découvrons les cloisonnements qui nous emprisonnent, grandit la nécessité d’hommes de pont, - qui se fussent jadis appelés pontifices. Notre service, à l’étiquette de pontife prés, est assurément d’êtres de ceux-là.
L’angoisse d’exister de notre monde cherche sa thérapeutique : de toutes parts, recours exacerbé d’un mot magique, on conjure la communication. Ici encore, du mot à la chose grande la distance. Mais le besoin est tel, et vital que ne pas tenter d’y répondre serait pour nos maisons manquer à leur propre destin […]
Car communiquer, c’est entendre l’autre et donc savoir écouter, se taire et recevoir ; c’est apprendre à lire, et donc au-delà des mots, s’ouvrir au sens, par où passe le message ; c’est enfin s’exprimer – opération entre toutes essentielle où s’imposent la vérité de la personne, la probité de la connaissance et ce respect d’autrui, sans lequel il n’y a dans les relations entre hommes que faux-semblants, méfiance, obscurité et aliénation réciproque. […]
Plus nous avons besoin de communiquer, plus les obstacles grandissent, et pas seulement de vocabulaire : des systèmes mentaux clos et autosuffisants s’affrontent et résolument s’excommunient ou, ce qui est pire, s’ignorent. En pareil état, aucune société n’est viable ; ni politique ni idéologies n’y feront grand chose, hormis pour cloisonner davantage.[…]
Dans une société, la nôtre, où tant au niveau de la famille qu’à celui de la vie scolaire des démissions grandissantes s’accusent, au lieu de nous dire qu’il est trop tard et de devenir ainsi complices de l’abandon général, ne pouvons-nous pas, dans un resourcement ajusté, tenter de proposer à nos étudiants un art de vivre ?[…]
La conjoncture culturelle d’aujourd’hui est grave. Tant par l’immensité submergeante des connaissances que par la tension harcelante de l’analyse à outrance, souvent état second de possession, deux réalités essentielles à la vie spirituelle se trouvent menacées dans leur être : la personnalité comme centre d’identité, de présence et de devoir dans la communication sociale, et l’espérance du grand, qu’elle soit pulsion, idéal ou modèle, niveau en tout cas où atteindre pour un accomplissement de soi. Mais de cette luxuriance engloutissante s’offrent aussi les remèdes. A peine d’être passivement emportée dans le flux d’une société de consommation où elle se consume elle-même, l’humanité contemporaine est contrainte de se reconnaître, c’est-à-dire de se reprendre et de définir par rapport à une information asservissante et épuisante ou à un masochisme de l’analyse, destructeur de l’engagement et de l’acte [….]

Source : Alphonse Dupront, La chaîne vive. L’Université, école d’humanité, Paris, Presses de l’université de la Sorbonne, 2003.

PS : les mots en caractères gras sont soulignés par moi.

©copyright Jean Vinatier 2007

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