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jeudi 18 octobre 2007

Mallarmé, Le phénomène futur, poème en prose (1864) N°56 - 1ere année

« Un ciel pâle, sur le monde qui finit de décrépitude, va peut-être partir avec les nuages : les lambeaux de la pourpre usée des couchants déteignent dans une rivière dormant à l’horizon submergé de rayons d’eau. Les arbres s’ennuient et, sous leur feuillage blanchi (de la poussière du temps plutôt que celle des chemins), monte la maison en toile du Montreur de choses Passées : maint réverbère attend le crépuscule et ravive les visages d’une malheureuse foule, vaincue par la maladie immortelle et le pêché des siècles, d’hommes près de leurs chétives enceintes, des fruits misérables avec lesquels périra la terre. Dans le silence inquiet de tous les yeux suppliant là-bas le soleil qui, sous l’eau, s’enfonce avec le désespoir d’un cri, voici le simple boniment : « Nulle enseigne ne vous régale du spectacle intérieur, car il n’est pas maintenant un peintre capable d’en donner une ombre triste. J’apporte, vivante (et préservée à travers les ans par la science souveraine) une Femme d’autrefois. Quelque folie, originelle et naïve, une extase d’or, je ne sais quoi ! par elle nommé sa chevelure, se ploie avec la grâce des étoffes autour d’un visage qu’éclaire la nudité sanglante de ses lèvres. A la place du vêtement vain, elle a un corps ; et les yeux, semblables aux pierres rares ! ne valent pas ce regard qui sort de sa chair heureuse : des seins levés comme s’ils étaient pleins d’un lait éternel, la pointe vers le ciel, aux jambes lisses qui gardent le sel de la mer première. » Se rappelant leurs pauvres épouses, chauves, morbides et pleines d’horreurs, les maris se pressent : elles aussi par curiosité, mélancoliques, veulent voir.

Quand tous auront contemplé la noble créature, vestige de quelque époque déjà maudite, les uns indifférents, car ils n’auront pas eu la force de comprendre, mais d’autres navrés et la paupière humide de larmes résignées, se regarderont ; tandis que les poètes de ces temps, sentant se rallumer leurs yeux éteints, s’achemineront vers leur lampe, le cerveau ivre un instant d’une gloire confuse, hantés du Rythme et dans l’oubli d’exister à une époque qui survit à la beauté. » (extrait Pierre-Jean Jouve, Apologie du poète suivi de Six lectures, Fata Morgana, Le temps qu’il fait, Paris, 1987)

Que quelques-uns uns ne doutent pas ! Je ne m’écarte pas ni de l’actualité, ni du sens de ma proposition narrative. Triste époque qui dédaigne la poésie, la range parmi les vestiges. Elle agace. Pierre-Jean Jouve l’écrit : elle « ne peut appartenir à aucun système d’idées, ne peut servir ni une éthique, ni une science, ni une politique. »
A un moment où les hommes subissent le monde, souffrent à le comprendre, peinent à se voir tels qu’ils sont, le poète est, à bien des égards, non seulement un bâton de marche mais également un regard esthétique.
Le poète a sa philosophie. N’est-il pas selon la poétesse anglaise Elisabeth Browning « celui qui dit les choses essentielles. » ?

©copyright Jean Vinatier 2007

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